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Ce round au syndicat  ! La célèbre grève
des employés de Dupuis Frères en 1952
Texte de John Willis

En 1952, la grève au grand magasin Dupuis Frères menace d'ébranler la loyauté de longue date vouée à cette institution et par son personnel et par sa clientèle. C'est le magasin de la rue Sainte-Catherine qui est le plus perturbé, mais les employés affectés à la vente par catalogue sont également touchés par le conflit de travail qui ne sera pas résolu avant trois mois.

Introduction | L'évolution du contexte historique au Québec | Le prélude | En grève | La direction rend les coups. | Provocations mutuelles | De la provocation à la violence | La lutte devant les tribunaux | Le mouvement syndical à la rescousse | Le conflit s'accentue. | Dupuis décide de négocier. | La fin de la grève | Sources documentaires


Introduction

À minuit, le 2 mai 1952, les employés de Dupuis Frères, un grand magasin de Montréal très actif dans la vente par catalogue, se mettent en grève. Celle-ci durera près de trois mois et ce sombre épisode constituera un chapitre important de l'histoire des relations de travail au Québec et au Canada.

Quelque 1200 travailleurs participent à la grève. La plupart oeuvrent au magasin de la rue Sainte-Catherine, tandis que de 200 à 300 sont employés au service de vente par catalogue, à l'entrepôt de l'entreprise, dans le quartier Saint-Henri. Aux deux emplacements, le personnel est majoritairement constitué de femmes, de ferventes militantes syndicales. Il s'agit d'une évolution relativement nouvelle dans l'histoire de l'entreprise qui, depuis la création de l'association des employés, en 1919, n'avait jamais connu de conflit de travail sérieux, mais qui n'avait pas non plus signé de convention collective officielle. Ce nouvel esprit de militantisme syndical témoigne bien du climat de l'après-guerre et des changements au sein même du magasin Dupuis Frères.


L'évolution du contexte historique au Québec

La période qui suit immédiatement la fin de la Seconde Guerre mondiale est l'une des plus agitées dans le domaine des relations de travail. Lors d'une série de grèves spectaculaires, les syndicats s'opposent à la partie patronale dans l'industrie de l'amiante (1949); les usines de textiles de Louiseville (1952-1953); à Shawinigan (au début des années 1950) et à Murdochville, la ville du cuivre (1957). Dans chaque cas, l'employeur est leur cible principale. Il en existe cependant une deuxième  : Maurice Duplessis, le premier ministre unioniste du Québec, élu une deuxième fois à ce poste en 1944 et qui y restera jusqu'à sa mort, en 1959.

  Talking Union,  peinture de Frederick 
B. Taylor.  
  

Agrandir l'image.Talking Union, de Frederick B. Taylor, 1950. Huile sur toile.

  
     

À la fin des années 1940 et durant les années 1950, la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC) vient renverser les rôles face au patronat en modifiant la signification sociale du catholicisme. Jusque-là, le syndicalisme catholique était présenté comme un moyen d'harmoniser les relations entre employeurs et employés. C'est-à-dire entre possédants et démunis. Il s'agit dorénavant de réclamer justice pour les travailleurs.

La justice, voilà ce que cherche le syndicat dans le cas de Dupuis Frères, dont les employés sont représentés par la CTCC. Les chefs de file de la grève, par exemple, Jean Marchand, le secrétaire général de la Confédération, n'hésitent pas à pointer du doigt ce grand magasin montréalais qui se présente comme un symbole religieux et nationaliste du Canada français, et qui nie la légitimité de la CTCC. Peu après l'appel à la grève, Henri Pichette, l'aumônier de l'organisation syndicale, encouragera ainsi les grévistes de Dupuis : « Votre grève est votre croix syndicale et chrétienne, et sachez la porter vaillamment jusqu'au bout, envers et contre tous. »


Le prélude

  Roland Chagnon, gérant du 
magasin en 
1950, Le Duprex, juin 1947, p. 135.  
  

Agrandir l'image.Roland Chagnon, directeur du magasin Dupuis Frères. Formé à l'École des hautes études commerciales de Montréal, Chagnon est un ancien administrateur du magasin à rayons Le Syndicat. Il s'est joint à Dupuis Frères à titre de secrétaire-trésorier en 1947. Il devient gérant adjoint du magasin l'année suivante, puis est nommé par la suite au conseil d'administration. Éventuellement, il est nommé directeur du magasin au départ de L.-J. Dugal, en 1950. Le Duprex, vol. 13, no 4, juin 1947, p. 135.

  
     

Le militantisme du syndicat catholique est l'une des facettes du changement. Une autre est la manière dont Dupuis Frères gère ses affaires et mène sa publicité. Le magasin de Montréal a été entièrement reconstruit et agrandi vers la fin des années 1940. Un service de radiodiffusion en magasin a été installé et de nouveaux gadgets publicitaires, adoptés. Ainsi, de gigantesques ballons, soufflés à l'hélium, hauts de 9,75 mètres et arborant l'immense logo de Dupuis, flottent au-dessus du magasin. On orchestre l'arrivée du père Noël en hélicoptère; le bonhomme est accompagné de six elfes, des personnes de petites tailles, embauchées pour l'événement.

Cette nouvelle philosophie de gestion chez Dupuis Frères est le fait de Roland Chagnon, un diplômé de l'École des hautes études commerciales de Montréal. Chagnon, qui souhaite moderniser et rationaliser l'entreprise, est prêt à congédier des centaines d'employés pour parvenir à ses fins.

En octobre 1950, les employés de Dupuis Frères s'adressent à la Commission des relations de travail du Québec dans le but de créer un syndicat qui serait leur seul agent négociateur légal. Puisque la direction à l'intention de changer les règles du jeu, ils veulent mettre en place un processus de négociation officiel des relations de travail afin de défendre leurs intérêts des employés.

La lecture des procès-verbaux des réunions du bureau syndical révèle un écart grandissant entre employeur et employés. Le bureau se réunit habituellement au magasin de la rue Sainte-Catherine. En octobre 1950, la plupart des registres et des archives sont déménagés dans un édifice de la CTCC, rue de Montigny. Plusieurs semaines plus tard, tous les membres du bureau syndical font une visite de courtoisie à la direction, qui les reçoit à bras ouverts et leur promet sa totale coopération. Quand l'un des administrateurs de l'entreprise demande quelle serait l'attitude du syndicat après sa reconnaissance officielle, on lui répond que ce serait la négociation d'une convention collective.

Le syndicat et l'entreprise ont manifester de bons sentiments, ils se préparent en fait à un affrontement. En janvier 1951, le syndicat obtient sa reconnaissance officielle des autorités provinciales de Québec. En mars, il présente à la direction un projet de convention collective. L'entreprise lui réplique en proposant de diviser le personnel en deux et en offrant des conventions séparées aux employés du magasin et à ceux du service de vente par catalogue. Les négociations s'embourbent et piétinent durant un an. La direction hésite à accepter la demande syndicale de n'embaucher que des travailleurs syndiqués.

À la fin d'avril 1952, le syndicat présente un deuxième projet de convention collective que la direction rejette. Les 30 avril et premier mai sont menées cinq séances-marathons de négociations. Le premier mai, exaspérés par l'absence de progrès, les employés votent en faveur de la grève.


En grève

Le 2 mai, première journée de la grève, à l'ouverture des portes du magasin, plus de 1000 personnes, dont 100 grévistes, s'engouffrent en cinq minutes dans l'établissement, par l'entrée principale. Le syndicat pensait prendre l'entreprise au dépourvu. Il se trompe : de 50 à 200 détectives privés sont déjà sur place pour y maintenir l'ordre. Les policiers municipaux restent à l'extérieur, certains à cheval, avec l'ordre de disperser les groupes de dix personnes et plus.

  Premier jour de grève devant 
Dupuis 
Frères, rue Sainte-Catherine, Montréal.  
  

Agrandir l'image.Premier jour de grève - Ligne de piquetage, devant Dupuis, rue Sainte-Catherine, Montréal.

  
     

Raymond Dupuis était arrivé sur les lieux un peu avant minuit, la veille, afin de diriger les opérations. Quelques douzaines de personnes, des collègues cadres, des gestionnaires de l'entreprise et des employés non syndiqués, l'y avaient rejoint. Des autobus ont été prévus pour amener les employés non syndiqués au magasin et les conduire chez eux en toute sécurité. Un tunnel souterrain est utilisé pour transporter les employés et les marchandises à un entrepôt voisin.


La direction rend les coups.

La direction est déterminée à garder le magasin ouvert à tout prix et offre donc aux clients prêts à franchir les lignes de piquetage un rabais de 20 % sur leurs achats. On estime que 50 000 consommateurs, à l'affût de bonnes affaires, magasinent chez Dupuis, le deuxième jour de grève. De pleines pages de publicité sont achetées dans les quotidiens The Montreal Star et
La Presse. Puis, Dupuis lance le magasinage libre-service, une pratique qui lui permet de fonctionner avec main-d'œuvre réduite. À son avis, il établit ainsi un nouveau modèle de vente au détail dans les grands magasins.

  Le sytème du libre-service de 
Dupuis 
Frères.  
  

Agrandir l'image.Le système de libre-service de Dupuis. À l'intérieur du magasin, après l'introduction du nouveau système, les clients apportent leurs achats aux caisses enregistreuses situées près de l'entrée principale.

  
     
  Foule d'acheteurs à 
l'intérieur du 
magasin, vers le 15 mai.  
  

Agrandir l'image.Foule d'acheteurs à l'intérieur du magasin, vers le 15 mai.

  
     
  Annonce publicitaire du système 
de 
vente libre-service.  
  

Agrandir l'image.Feuillet promotionnel du système de vente libre-service. Il a sans doute inspiré les annonces parues dans les journaux. Dupuis offre un rabais de 20 % à sa clientèle.

  
     

Le libre-service, c'est bien beau, mais Dupuis a encore besoin d'un minimum de commis en poste chaque jour. On téléphone aux employés en grève pour les encourager à venir travailler. On engage, à temps partiel, des étudiants de l'École des hautes études commerciales. L'entreprise sollicite même l'embauche de commis par le biais des haut-parleurs du magasin durant les heures d'ouverture.


Provocations mutuelles

Au début de la grève, guère aisé de choisir un gagnant. Le syndicat rend difficile, voire embarrassant, aux employés et aux clients, l'accès au magasin. Une jeune femme est arrêtée parce qu'elle harangue les passants qui tentent probablement d'entrer dans l'établissement et qui va même jusqu'à cracher sur eux. Deux adolescents sont arrêtés pour avoir distribué des autocollants en faveur de la grève. Les murs et les fenêtres des immeubles du secteur sont recouverts de centaines d'autocollants.

Les deux parties tentent d'obtenir l'appui du public par la voix des grands médias. Le 4 mai, troisième jour de la grève, Gérard Picard, président de la CTCC, passe à la radio et donne sa version des événements. Les colonnes des quotidiens sont remplies de communiqués de presse et de déclarations présentant la version du syndicat et celle de la direction. Les deux parties utilisent les quotidiens pour faire circuler des rumeurs destinées à déstabiliser l'adversaire  : les communistes font de l'agitation sur la ligne de piquetage; l'entreprise offre 20 $ aux employés qui reprennent leur emploi; Dupuis est prêt à vendre l'entreprise à des intérêts américains.


De la provocation à la violence

  Les policiers de Montréal 
à cheval 
contiennent les grévistes.  
  

Agrandir l'image.À cheval, les policiers de Montréal contiennent les mouvements des grévistes.

  
     

Jusqu'au 9 mai, l'entreprise réussit plutôt bien à attirer les clients au magasin par sa politique de rabais. La situation change quand s'aggravent les échanges entre le syndicat et la direction.

Un jeune fauteur de troubles syndical, Michel Chartrand, adopte la stratégie de lâcher des souris blanches dans le rayon de lingerie féminine. Les petites bêtes, affolées par l'explosion répétée des pétards, courent partout dans le magasin, provoquant le chahut. L'ordre est difficile à rétablir.

Les détectives de l'entreprise et des policiers détiennent et brutalisent quelque peu des journalistes venus couvrir l'événement. L'un d'eux doit leur promettre de remettre volontairement ses négatifs photographiques. Un autre, qui voit ses carnets de notes confisqués, est escorté vers la sortie et avisé ne pas revenir. Le jour suivant, des grévistes réussissent de nouveau à entrer dans le magasin, où ils paradent en criant des slogans. Un manifestant est frappé au cou. Témoins de la scène, des femmes se mettent à hurler et la police doit intervenir.

Dehors, sur la ligne de piquetage, les tempéraments s'échauffent lorsqu'un contremaître du garage de Dupuis tente de heurter des grévistes avec son automobile et les attaque plus tard avec une chaîne. Le 14 mai, les grévistes entrent de nouveau dans le magasin et y libèrent des abeilles et des grenouilles. Neuf arrestations sont effectuées. Deux jours plus tard, les premières bombes puantes explosent à l'intérieur. À l'entrée principale, une mêlée éclate, impliquant manifestants, détectives et policiers. Les grévistes refusent de reculer et une femme fond en larmes.

Le même jour, vers 22 h 30, une foule s'assemble à l'extérieur pour tenter de retarder le départ du personnel après la fermeture du magasin. Ils lancent des pierres sur les autobus qui arrivent pour recueillir les briseurs de grève. Plus de 200 policiers sont sur place; certains, à cheval. Le trafic est ralenti dans la rue Sainte-Catherine et de nombreux badauds assistent aux événements. Ces rassemblements surviennent maintenant tous les soirs. Au début juin, la foule se masse encore dans la rue quand on procède à des arrestations des deux côtés de la ligne de piquetage.

  Des grévistes regardent passer 
des 
travailleurs non syndiqués.  
  

Agrandir l'image.Des grévistes regardent passer un autobus de travailleurs non syndiqués de Dupuis.

  
     
  Ligne de piquetage à 
l'extérieur du 
magasin.  
  

Agrandir l'image.Une ligne de piquetage d'hommes et de femmes, à l'extérieur du magasin.

  
     

Le 19 mai, les autorités policières informent la presse qu'elles ont reconnu plusieurs communistes dans la foule à l'extérieur du magasin. Le lendemain, l'entreprise publie un communiqué exprimant ses préoccupations au sujet de la présence de communistes parmi les avocats et les journalistes à l'emploi de la CTCC. Quelques jours plus tard, le président de la Confédération accuse Dupuis d'utiliser des méthodes soviétiques dans son traitement de la grève. Attaquer les rouges fait partie de la stratégie de communication des deux côtés de la ligne de piquetage. La guerre froide bat son plein.


La lutte devant les tribunaux

  Notre grève est légale.  
  

Agrandir l'image.« Notre grève est légale. », proclame l'affiche.

  
     
 

Éventuellement, le combat se déplace devant les tribunaux. Le 14 mai, le syndicat commence à distribuer un tract «  Pourquoi nous sommes en
grève ». Le lendemain, Dupuis dépose une demande d'injonction contre ce syndicat affilié à la CTCC qui a publié le tract. Le document, allègue la direction, est à la fois calomnieux et diffamatoire. Dupuis est surtout indigné par le fait qu'on y affirme que les prix ont été relevés de 20 % avant l'annonce du rabais spécial du même montant faite peu après le début de la grève.

Quelques jours plus tard, Dupuis demande une deuxième injonction. L'entreprise reproche au syndicat sa campagne de calomnies et de diffamation. Elle vise certains agitateurs et tente de faire interdire toute intimidation, perturbation, attaque verbale et manifestation. L'injonction mentionne spécifiquement les dommages aux fenêtres et aux cadenas, de même que l'intimidation pratiquée près de l'entrée principale du comptoir postal, à Saint-Henri. C'est là un signe que la grève touche également le bâtiment réservé à la vente par catalogue. Si, par cette injonction, la direction de Dupuis tente de dissoudre la stratégie d'encerclement du syndicat, elle reconnaît, par la même occasion, l'effet négatif des lignes de piquetage sur ses opérations commerciales.

Sur le coup, la cour rend un jugement favorable à l'entreprise, puis reconnaît éventuellement le respect des limites juridiques par les méthodes employées par le syndicat. Alors que les procédures juridiques battent leur plein, le syndicat cherche à élargir la base de son appui populaire.


Le mouvement syndical à la rescousse

En mai, la Transport Drivers Union, le Trades and Labour Congress of Canada, la Quebec Federation of Labour et la Canadian Brotherhood of Railway Employees accordent tous leur appui aux grévistes. Le Conseil central de Montréal de la CTCC demande aux conseillers municipaux sympathiques à la cause des syndiqués de s'enquérir de la fréquence de la brutalité policière. La CTCC s'adresse même au président de la National Boxing Association pour qu'elle dissuade le prestigieux athlète Joe Louis de faire une apparition publique prévue à l'intérieur du magasin Dupuis. Le célèbre boxeur ne s'y montrera pas.

  Revendications des grévistes 
qui 
seront affichées sur la porte d'une église.  
  

Agrandir l'image.Feuillet d'appui aux grévistes, préparé par le syndicat. Notez l'inscription manuscrite, dans le coin supérieur gauche, suggérant d'afficher l'avis sur une porte d'église.

  
     
  Jean Marchand, ancien 
secrétaire 
général de la CTCC, début des années 1960.  
  

Agrandir l'image.Jean Marchand, début des années 1960. Diplômé de l'Université Laval, Marchand se joint au mouvement syndical (Fédération des travailleurs des pâtes et des papiers) au début des années 1940. Il devient le secrétaire général de la CTCC en 1948. Il quitte la CSN en 1965 pour entrer en politique fédérale.

  
     

Le 30 mai, un vaste rassemblement a lieu au Palais du Commerce. On y fait la lecture d'un télégramme d'appui du syndicat des employés d'Eaton, à Toronto. Gérard Picard, le président de la CTCC, promet que la grève se poursuivra jusqu'à la victoire. Jean Marchand déclare aux 5000 personnes présentes que les grands détaillants de 1952 se conduisent comme des seigneurs féodaux qui exploitent leurs paysans. Les conférenciers encouragent la foule à poursuivre son boycott de Dupuis Frères.


Le conflit s'accentue.

  La fine fleur policière de 
Montréal à 
cheval, à l'extérieur du magasin Dupuis.  
  

Agrandir l'image.La fine fleur policière de Montréal à cheval, à l'extérieur du magasin Dupuis.

  
     
 

Le 10 juin, la grève entre dans sa troisième phase; elle durera jusqu'au 21 juillet. Les relations entre la police, les manifestants et la direction du magasin dégénèrent. Un camion de Dupuis est renversé. Le
11 juin, une vitrine du magasin est brisée, une mêlée se déclare et une cinquantaine de policiers est appelée en renfort. Treize arrestations sont effectuées le soir du 13 juin, après que les grévistes eurent brisé une fenêtre du magasin et lancé des pétards sur les employés en service montant à bord des autobus les ramenant à la maison. La police procède même à des arrestations quand les manifestants commencent à chanter trop fort.

Le 16 juin, deux grandes vitrines du magasin sont brisées. Puis, quatre jours plus tard, trois autres volent en éclats. Deux grévistes sont arrêtés pour avoir troublé l'ordre public. Pour le plus grand plaisir de tous, un homme à cheval trotte le long de la rue Sainte-Catherine, une provocante parodie de la police montée de Montréal. Sans vraiment amplifier la réalité, Gérard Picard déclare à La Presse : « La grève, c'est la guerre. »

Une autre grand rassemblement a lieu le 19 juin. Le député libéral Dave Rochon se dit en faveur de la poursuite du boycott de Dupuis. Un conseiller municipal, Lucien Croteau, va jusqu'à clamer que Montréal n'a jamais connu une telle période de liberté et une telle latitude dans l'expression des idées.

La grève reprend pied dans les rues durant le défilé de la Saint-Jean-Baptiste, le 24 juin. Près d'un million de spectateurs assistent au défilé; parmi eux, des grévistes de chez Dupuis. Une vingtaine de femmes passent devant l'archevêque de Montréal et lui lancent : « Les grévistes de Dupuis Frères vous honorent, monseigneur. » D'autres groupes de grévistes sont moins polis : le maire Camilien Houde est couvert d'œufs pourris.

Dans l'histoire des luttes syndicales au Québec, l'été 1952 est marquant.
Six grèves ont lieu en même temps. Le gouvernement provincial subit des pressions; on peut penser qu'il a peut-être persuadé la direction de Dupuis de retourner à la table de négociations, ce qu'elle fait. Les négociations se poursuivent jusqu'au 2 juillet, lorsqu'elles tombent à nouveau dans l'impasse. Voici comment un article du Star décrit la situation : « L'entreprise se dit incapable d'accorder une augmentation ou une rétroactivité salariale. Elle n'a pas offert un sou. Voilà qui règle tout. Ses représentants ont remis leur chapeau et sont sortis. »

   Grévistes à l'angle des 
rues 
Sainte-Catherine et Parthenais.   

Petite foule de grévistes et de sympathisants à l'angle des rues Sainte-Catherine et Parthenais. Ils peuvent se procurer de la nourriture et des colas au restaurant Louis. La taverne voisine leur offre aussi à manger. Le syndicat exploite une cantine à proximité avec un mince budget de 50 $ par jour pour quelque 900 grévistes.

Agrandir l'image.

Dupuis décide de négocier.

Quelques jours plus tard, le 8 juillet, Raymond Dupuis reçoit une lettre d'un partenaire de la société de relations industrielles Hurteau et Desmarais. Hurteau conseille à Dupuis de faire preuve de plus de souplesse à l'endroit des grévistes, de montrer davantage de générosité d'esprit à leur égard. Il rappelle à Dupuis que la récente grève à la National Breweries n'a donné à l'entreprise qu'une victoire à la Pyrrhus : après la fin de la grève, dans laquelle le syndicat avait été défait, l'entreprise a connu un déclin de popularité et une baisse de ses ventes. Dupuis peut s'attendre à la même attitude négative de la part de sa clientèle. En outre, la direction du magasin doit conclure une entente acceptable avec les syndiqués. Selon Hurteau, après la fin de la grève, Dupuis pourra renouveler la structure de communication au sein de l'entreprise. Syndicat et direction apprendront à mieux s'entendre.


La fin de la grève

Quelque chose ou quelqu'un doit céder, et c'est ce qui arrive le 20 juillet, quand Dupuis modifie son personnel cadre. Roland Chagnon est congédié et Émile Boucher, un homme populaire auprès du personnel, retrouve ses anciennes fonctions. En quelques jours, une nouvelle convention collective est rédigée avec le syndicat.

La grève se termine officiellement lors de l'assemblée réunissant les 900 grévistes, le samedi 26 juillet. Accueilli chaleureusement, Raymond Dupuis déclare : « Après de si nombreuses semaines d'une triste séparation, la maison Dupuis sera très heureuse de vous souhaiter la bienvenue lundi matin. »

   Figures souriantes annonçant le 
retour 
au travail des grévistes.   

Les figures souriantes annoncent le retour au travail des grévistes de Dupuis. Remarquez le grand nombre de travailleuses. Ferme et satisfaite poignée de main entre le président du syndicat, Gérard Picard, à gauche, et Raymond Dupuis (le propriétaire), à droite.

Agrandir l'image.
   Figures souriantes annonçant le 
retour 
au travail des grévistes.    Agrandir l'image.

La grève est terminée, les haches sont enterrées. Le syndicat et la direction ne sont plus en guerre. Les employés de Dupuis peuvent retourner au travail. Le magasin et le comptoir postal de Dupuis Frères peuvent de nouveau se consacrer pleinement à la satisfaction de sa fidèle clientèle canadienne-française. Entre-temps, le reste du Canada français peut travailler à la transformation tranquille de sa vision du monde et au façonnement des choses à venir.

   Album souvenir de la grève de 
Dupuis 
Frères.   

Album familial syndical, souvenir de la grève de Dupuis. La plupart des organisateurs de la grève, des membres et de la section locale du syndicat et du personnel de la Confédération, figurent dans ce montage.

Agrandir l'image.

Sources documentaires

Les quotidiens, entre autres, Le Devoir, The Montreal Star, La Presse, constituent de bonnes sources de renseignements sur la grève. Le journal syndical (CTCC), Le Travail, est également utile. On peut aussi trouver de l'information dans les archives de la Confédération des syndicats nationaux de Montréal (CSN) et dans le fonds Dupuis Frères des archives de l'École des hautes études commerciales (HEC), à Montréal.

ROUILLARD, Jacques. « Major Changes in the Confédération des travailleurs catholiques du Canada, 1940-1960 », dans M. D. Behiels (dir.), Quebec since 1945. Toronto, Copp Clark, 1987, p. 111-132.

SAURIOL, Marguerite. « La grève de 1952 ». Cap-aux-Diamants, n° 72, hiver 2003, p. 95.

Syndicat national des employés du commerce de Montréal (CTCC).
« Pourquoi ils sont en grève ? Un document sur les relations patronales-ouvrières à la Maison Dupuis Frères Ltée ». Montréal, Syndicat national des employés de commerce de Montréal, [1952].

VADEBONCOEUR, Pierre. « Dupuis Frères, 1952 », dans En grève: L'histoire de la CSN et des luttes menées par ses militants de 1937 à 1963. Montréal, Éditions du Jour, 1963.


 

   
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