Ladmission au vote en vertu de la Charte Trois réformes législatives |
Le facteur qui exercera linfluence la plus importante sur la législation électorale dans les années daprès-guerre est sans doute ladoption de la Charte canadienne des droits et libertés, qui est entrée en vigueur le 17 avril 1982. Les articles 2 à 5 de la Charte exposent les libertés fondamentales et les droits démocratiques des citoyens. On lit ainsi à larticle 3 :
Beaucoup de Canadiens pensaient probablement que leur droit de vote était garanti bien avant 1982. Comme nous lavons vu, cependant, de nombreuses personnes ont été privées du droit de vote par le passé, soit pour des motifs dordre racial ou religieux, soit parce quelles ne pouvaient se rendre au bureau de scrutin le jour de lélection, à cause derreurs dans létablissement des listes électorales ou pour dautres raisons de nature essentiellement administrative.
Même lorsque des améliorations sont proposées à la législation électorale par exemple, lélargissement du droit de vote par anticipation à des groupes autres que les employés des chemins de fer et les voyageurs de commerce -, elles soulèvent parfois de la résistance et des récriminations au Parlement. Ainsi, comme nous lavons vu, il faudra 50 ans pour que le droit de vote par anticipation soit accordé à quiconque le désire; chaque fois quun nouveau groupe se voit accorder le « privilège » de voter par anticipation, il y a de lopposition, généralement sous prétexte du coût ou du caractère peu pratique de la mesure sur le plan administratif. Des arguments reposant sur les droits et les principes de la démocratie sont moins souvent invoqués.
La Charte marque un changement doptique. Elle garantit le droit de vote, de même que la liberté de pensée, dexpression et dassociation ces droits ne pouvant être restreints « que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre dune société libre et démocratique ». De plus, les assemblées législatives ne peuvent pas annuler le droit de vote (comme elles peuvent le faire pour certaines autres dispositions de la Charte) en invoquant la « clause nonobstant ».
On peut par ailleurs sappuyer sur la Charte pour contester la perte ou le non-respect de certains droits. Par exemple, une personne qui se voit refuser le droit de vote peut en appeler devant les tribunaux; si ces derniers lui donnent gain de cause, ils peuvent invalider les dispositions législatives en cause ou exiger que les règles administratives à lorigine du problème soient modifiées et cela sest effectivement produit à quelques reprises depuis 1982. Bien entendu, des progrès importants ont été réalisés dans la législation et ladministration électorales avant lavènement de la Charte. En effet, le déni du droit de vote pour des raisons liées au sexe, à la religion, à la race ou au revenu a été éliminé de la législation, et des mesures administratives ont été prises pour faciliter le vote aux personnes handicapées, aux personnes absentes de leur circonscription le jour du scrutin, ainsi quaux membres de la fonction publique et aux militaires en poste à létranger.
Néanmoins, nonobstant les changements intervenus depuis la Seconde Guerre mondiale, les juges, les personnes incarcérées et les personnes ayant certaines incapacités ne pouvaient toujours pas voter, de même que dautres personnes qui se trouvaient exclues pour des raisons administratives. De plus, certains citoyens ne pouvaient participer au processus électoral quà un degré limité; par exemple, à certains paliers de gouvernement, les fonctionnaires ne pouvaient pas participer à des activités électorales qui allaient révéler des préférences partisanes.
Pas à pas à partir de 1982, un grand nombre de ces problèmes seront réglés par le biais de mesures prises par le Parlement et les membres du personnel électoral pour garantir que le système électoral du Canada respecte les principes de la Charte, non seulement sur le plan juridique, mais également sur le plan administratif. Cette démarche sera appuyée par la Commission royale sur la réforme électorale et le financement des partis, que le gouvernement fédéral met sur pied en 1989 pour examiner notamment les nombreuses anomalies mises en lumière par les personnes qui ont présenté des contestations judiciaires en vertu de la Charte. Les recommandations de la Commission sont examinées par le Parlement, avec les conseils et le soutien du directeur général des élections. Il en résultera ladoption du projet de loi C-78 en 1992 et du projet de loi C-114 en 1993, qui, ensemble, amorcent des changements importants dans la façon dont la législation électorale régit laccès au vote.
Les pages qui suivent traitent à tour de rôle de ces deux éléments : ladmission au vote à lissue de contestations judiciaires en vertu de la Charte et les changements législatifs apportés depuis ladoption de la Charte.
Jusquà maintenant, les principaux groupes à avoir bénéficié des contestations judiciaires en vertu de la Charte sont les juges, les personnes incarcérées et les personnes ayant une déficience intellectuelle.
Depuis 1874, la loi interdisait aux juges nommés par le cabinet fédéral de voter. Cette disposition demeurera en vigueur jusquen 1993, mais par suite dun jugement rendu au moment de lélection générale de 1988, à lissue dune contestation judiciaire fondée sur la Charte, la disposition devient caduque. Environ 500 juges de nomination fédérale deviennent donc admissibles à voter aux élections fédérales lorsquun tribunal invalide larticle pertinent de la Loi électorale du Canada, déclarant quil va à lencontre de la garantie du droit de vote inscrite dans la Charte.
Les détenus ne sont pas autorisés à voter depuis 1898; cependant, selon au moins un député, Lucien Cannon, certains détenus semblent avoir trouvé le moyen de contourner les règles :
Le solliciteur général de lépoque semble ne pas ajouter foi à cette histoire, et réplique que les détenus peuvent bien être inscrits sur les listes électorales, mais quils ne peuvent pas exercer leur droit de vote de toute façon, parce quils nont pas accès à une urne. Jusquen 1982, peu de parlementaires sintéressent à la défense du droit de vote des détenus. À partir de 1982, cependant, les détenus de plusieurs établissements correctionnels réclament le droit de vote devant les tribunaux en invoquant la Charte. Ils commencent par contester la législation électorale provinciale, et remportent certains succès à ce chapitre. Ensuite, lors de lélection fédérale de 1988, la Cour dappel du Manitoba décrète quil nappartient pas aux tribunaux, mais au législateur de déterminer quels détenus peuvent ou non voter.
Depuis lors, divers tribunaux se sont prononcés contre lexclusion généralisée des personnes incarcérées : la Cour fédérale du Canada en 1991, la Cour dappel fédérale en 1992 et la Cour suprême du Canada en 1993; en fait, les personnes incarcérées seront autorisées à voter lors du référendum fédéral de 1992 par suite de décisions judiciaires.
Ces causes démontrent que la privation générale du droit de vote pour tous les détenus ne sera plus tolérée en vertu de la Charte; mais les tribunaux nétablissent pas quelles privations particulières seraient acceptables, sen remettant pour cela au législateur. En 1993, le Parlement accorde le droit de vote aux détenus purgeant des peines de moins de deux ans, mais maintient lexclusion pour les autres.
La nouvelle disposition est contestée par un détenu condamné à une peine de plus de deux ans. En 1995, la Cour fédérale lui donne raison, affirmant que les nouvelles dispositions sont incompatibles avec larticle 3 de la Charte et ne constituent pas des « limites raisonnables » dans une société libre et démocratique. Cette décision a été portée en appel, mais pour linstant elle demeure en vigueur, et tous les détenus sont donc admissibles au vote.
Dans les années 80 et au début des années 90, divers changements administratifs et législatifs rendent le vote plus accessible aux électeurs ayant une déficience. Un groupe demeure cependant privé du droit de vote, soit « toute personne restreinte dans sa liberté de mouvement ou privée de la gestion de ses biens pour cause de maladie mentale ». En 1985, un comité de la Chambre des communes recommande que ces personnes soient recensées et quelles aient le droit de voter au même titre que les autres Canadiens, et la Commission royale en arrivera à la même conclusion dans son rapport de 1991.
Entre-temps, la disposition est invalidée par les tribunaux. En 1988, le Conseil canadien des droits des personnes handicapées fait valoir, dans une contestation judiciaire basée sur la Charte, que la Loi électorale du Canada ne devrait pas exclure des personnes assujetties à certaines restrictions pour cause dincapacité mentale. Le tribunal lui donne raison, sans toutefois préciser à partir de quel niveau de compétence mentale une personne serait apte à voter. En 1993, le Parlement élimine lexclusion pour cause dincapacité mentale dans le cadre dun remaniement plus général de la Loi.
Les principales innovations apportées au système électoral après ladoption de la Charte se retrouvent dans trois textes législatifs : le projet de loi C-78 de 1992, le projet de loi C-114 de 1993 et le projet de loi C-63 de 1996. Dans la foulée des recommandations de la Commission royale sur la réforme électorale et le financement des partis, dun comité parlementaire et du directeur général des élections, le projet de loi C-78 apporte des modifications à la Loi électorale du Canada (de même quà diverses autres lois fédérales) pour assurer laccès au processus électoral aux personnes ayant une déficience. Le directeur général des élections se voit également confier le mandat précis de mettre sur pied des programmes déducation et dinformation du public pour mieux faire connaître le processus électoral, en particulier auprès des personnes les plus susceptibles déprouver des difficultés à exercer leur droit de vote, à cause dune déficience, dobstacles linguistiques, ou pour dautres raisons.
Le projet de loi C-114 apporte de nouveaux progrès au chapitre de laccessibilité, en introduisant le vote par bulletin spécial un système dinscription et de vote par la poste à lintention des Canadiens et Canadiennes absents de leur circonscription, des électeurs incarcérés et de tout autre électeur qui est dans limpossibilité de voter en personne le jour du scrutin ou lors du vote par anticipation. Enfin, tous les Canadiens vivant ou voyageant à létranger et non plus seulement les militaires et les diplomates vont pouvoir voter, à condition de ne pas avoir été absents du Canada pendant plus de cinq ans et davoir lintention dy revenir un jour. Le projet de loi C-114 supprime également les mesures qui privent du droit de vote plusieurs autres groupes, notamment les personnes ayant une déficience intellectuelle.
Le projet de loi C-78 Laccès au vote Quelques points saillants du projet de loi C-78 (1992) :
Le projet de loi C-63 Le projet de loi C-63, adopté en décembre 1996, apporte trois changements importants :
Un registre électoral permanent La question dun registre permanent des électeurs dabord soulevée dans les années 1930 refait surface dans les années 1980. En 1991, la Commission royale recommande que les listes provinciales soient utilisées au niveau fédéral, car elle estime que les conditions pour créer un registre fédéral des électeurs nexistent pas alors. Ces conditions semblent exister en 1995, année où Élections Canada met sur pied un groupe de travail chargé dexaminer les nombreux aspects techniques, juridiques, financiers et autres du projet. Une fois le Registre national des électeurs établi, à lissue dun dernier recensement mené en avril 1997, les élections et les référendums allaient pouvoir se tenir en fonction de listes électorales préliminaires dressées à partir du registre, qui serait mis à jour régulièrement au moyen de données de diverses sources. Par exemple, les 3,2 millions de Canadiens et Canadiennes qui déménagent chaque année (environ 16 % de lélectorat) verront leur nouvelle adresse inscrite automatiquement au registre lorsquils feront changer ladresse de leur permis de conduire.
Ainsi, le recensement visant à dresser les listes électorales entreprise longue et coûteuse faisant appel à plus de 100 000 recenseurs à chaque élection est aujourdhui passé à lhistoire, tout comme le vote de vive voix, le vote par procuration et dautres procédures électorales dantan.
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