RÉVOLUTION REFUSÉE
:
LE CANADA ET LA GUERRE DE L’INDÉPENDANCE
AMÉRICAINE
1774-1791
Par Peter MacLeod, historien
Quand les armées
britanniques prirent Québec en 1759 et Montréal en
1760, la colonie française du Canada devint un territoire
occupé administré par un gouverneur étranger.
Jusqu’en 1763, les Canadiens (c’est-à-dire les
habitants francophones du Canada) pouvaient espérer que
cette situation ne soit que temporaire et que le Canada soit un
jour rendu à la France. Mais le 10 février de cette
année-là, la France reconnut sa défaite dans la
guerre de Sept-Ans et signa le Traité de Paris, qui
cédait le Canada à la Grande-Bretagne. En 1763, les
Canadiens étaient donc justifiés de s’attendre
à passer le reste de leur vie dans la nouvelle province
britannique de Québec, petit coin du grand empire
britannique.
Pourtant, à l’heure
même de son triomphe, le premier empire britannique
commençait à se disloquer. À court d’argent
pour rembourser les prêts qui avaient financé la
guerre de Sept-Ans, le gouvernement britannique tenta de
recueillir de l’argent en Amérique du Nord grâce
à des taxes directes sur des biens tels que le thé et
les journaux. Ces mesures suscitèrent un profond
ressentiment, tant dans les colonies américaines
originelles de la Grande-Bretagne que parmi les marchands
britanniques du Canada, qui partageaient nombre des valeurs et
des aspirations de leurs homologues américains. La tension
montant et le monde anglophone s’acheminant vers la guerre
civile, les stratèges britanniques en vinrent à voir
dans les Canadiens des alliés potentiels.
Le premier gouverneur
britannique du Canada, James Murray, avait déjà pris
des mesures pour se concilier les Canadiens. Il ignora des
ordres de Londres d’imposer le droit civil anglais,
subventionna les communautés religieuses et appuya la
nomination de Jean-Olivier Briand comme évêque de
Québec en un moment où le gouvernement britannique
mettait en doute la loyauté de l’Église
catholique romaine.
Le successeur de Murray, Guy
Carleton, persuada le gouvernement britannique d’adopter
en 1774 l’Acte de Québec. Les Britanniques tentaient
ainsi de consolider leur position au Canada en se montrant
conciliants à l’égard des seigneurs et du
clergé, en qui ils voyaient les leaders naturels des
Canadiens. L’acte garantissait la tolérance pour les
catholiques canadiens, leur permettant de détenir des
postes dans l’administration et de siéger au conseil
législatif. Il obligeait aussi les Canadiens à payer
la dîme et reconnaissait la langue et le droit civil
français ainsi que la tenure seigneuriale. Les
frontières du Canada se déplacèrent vers
l’ouest pour inclure la région des Grands Lacs et le
« Territoire indien » entre la rivière Ohio et le
fleuve Mississippi.
Populaire auprès de
l’élite francophone du Canada, l’Acte de
Québec ignorait les préoccupations des «
habitants » concernant les tentatives des seigneurs de
hausser les loyers et de dominer les communautés rurales.
Il mit aussi en fureur les marchands britanniques du Canada, qui
s’indignaient de l’absence d’assemblée
élue et de la reconnaissance du droit civil français.
Les Américains, contrariés par la tolérance du
catholicisme et l’expansion du Canada dans des terres
qu’ils avaient espéré se réserver pour
eux-mêmes, considéraient l’Acte de Québec
comme un « acte intolérable », autre exemple de
l’insupportable tyrannie britannique.
Les Américains, qui
envisageaient une rébellion armée, cherchèrent
aussi à s’assurer le soutien des Canadiens. À
l’automne 1774, le premier Congrès continental invita
« les habitants opprimés de la province de Québec
» à envoyer des délégués. Les
Américains traduisirent l’invitation en français
et en envoyèrent deux mille exemplaires à Thomas
Walker, marchand de Montréal s’opposant farouchement
à l’Acte de Québec. Au printemps 1775, quand ces
invitations arrivèrent, Walker les distribua aux Canadiens
de la région de Montréal. Très lu et
discuté, ce texte provoqua peut-être une certaine
sympathie à l’égard de la cause américaine,
même quand une guerre contre la Grande-Bretagne en
découla.
Le 15 avril 1775, les soldats
britanniques et les rebelles américains
s’affrontèrent à Lexington Green, dans le
Massachusetts. Ce fut le début de la guerre de
l’Indépendance américaine. Trois semaines plus
tard, des Américains conduits par Benedict Arnold et Ethan
Allan s’emparèrent des forts Ticonderoga et Crown Point,
sur le lac Champlain, juste au sud de Montréal. Leur prise
permit aux Américains d’avoir accès aux
réseau de voies navigables lac
Champlain–Richelieu–Saint-Laurent et prépara la
voie à une invasion du Canada.
George Washington, le commandant
en chef américain, espérait que la conquête du
Canada et la prise de Québec garantiraient le flanc nord
des rebelles contre toute intervention britannique.
Encouragé par les rapports optimistes de Thomas Walker, il
s’attendait à ce que les Canadiens se joignent aux
rebelles et transforment l’invasion en guerre de
libération.
Le gouverneur Carleton
était tout aussi certain que les Canadiens, acceptant
désormais l’autorité britannique grâce
à l’Acte de Québec, se rallieraient à lui
pour défendre la province. Il reconstitua la milice
canadienne, importa des uniformes et des armes et attendit que
se présentent des recrues.
À l’automne 1775,
quand les rebelles américains envahirent le Canada,
Carleton et Washington furent tous deux déçus.
Certains Canadiens appuyèrent les rebelles, d’autres
les Britanniques. La majorité demeura neutre. Les marchands
anglophones du Canada ne se montrèrent pas davantage
empressés à s’engager en bloc pour un camp ou
pour l’autre et se partagèrent en factions
probritanniques et proaméricaines.
Tandis que les Canadiens et les
marchands examinaient les choix qui s’offraient à
eux, une armée américaine conduite par Richard
Montgomery gagna le nord en bateau par le lac Champlain et
attaqua Chambly et Saint-Jean, sur le Richelieu. Quand les
garnisons de l’armée régulière britannique
et les miliciens canadiens capitulèrent, Montgomery occupa
Montréal, le 12 novembre, et poursuivit sa route le long du
Saint-Laurent jusqu’à Québec. Le 3
décembre, il y rejoignit une deuxième armée
américaine, sous le commandement de Benedict Arnold.
Après une marche épouvantablement difficile le long
des rivières Kennebec et Chaudière, souffrant du
froid, d’épuisement, de la faim et de maladies, les
survivants de la colonne d’Arnold avaient atteint
Québec le 15 novembre.
À elles deux, les
armées rebelles avaient réduit le territoire aux mains
des Britanniques à une minuscule étendue à
l’intérieur des murs de Québec. Pourtant
l’issue du siège était douteuse avant même
qu’il ait commencé.
Quoique rudimentaires par
rapport à ce qu’on pouvait trouver en Europe, les
fortifications de Québec étaient bien assez solides
pour résister à un ennemi qui ne disposait pas du
moindre canon assez gros pour endommager les murs. En outre, les
triomphes américains sur terre n’eurent aucun effet
sur la maîtrise des mers des Britanniques. Sans gros
navires leur permettant d’affronter la Royal Navy
et de bloquer le Saint-Laurent, les rebelles ne purent
empêcher les navires britanniques de transporter
approvisionnements et renforts à Québec.
Donc, tandis que les
Américains souffraient de la faim et du froid sur les
Plaines d’Abraham, les 357 soldats de l’armée
régulière, les 450 marins ainsi que les 543 miliciens
canadiens et les 300 miliciens anglophones de la garnison, bien
pourvus en nourriture, vêtements, habitations, armes et
munitions, étaient prêts à affronter
l’hiver. La stratégie de Carleton était
entièrement passive. Au lieu de risquer la défaite en
sortant défier l’envahisseur, il préférait
garder son armée à l’intérieur des murs et
attendre que la Royal Navy lève le siège au
printemps.
Incapable de nuire à la
garnison depuis l’extérieur, voire de la gêner
véritablement, les Américains tentèrent de
s’emparer de la basse ville au cours d’une attaque
désespérée dans la nuit du 30 au 31 décembre
1775.
Vers 4 heures du matin le 31,
alors que Québec était balayé par des vents
furieux et une poudrerie cinglante, un officier de la garnison
jeta un coup d’œil à travers les Plaines
d’Abraham et vit des lumières clignotantes,
peut-être des lanternes. Il sonna l’alarme et la
garnison se mit en état d’alerte au moment même
où deux fusées s’élançaient dans le
ciel, signalant le début de l’attaque
américaine. Quelques secondes plus tard, le feu
commença, des groupes de Canadiens, servant avec les
rebelles, faisant des attaques de diversion.
Près du fleuve, en aval,
Richard Montgomery menait 300 New Yorkers vers
Près-de-Ville, du côté ouest de la basse ville.
Suivant un sentier étroit entre la falaise et le
Saint-Laurent, progressant avec peine à travers la neige
profonde et des blocs de glace géants, la colonne de
Montgomery passa sous le bastion du cap Diamant et se fraya un
passage à travers deux palissades. Apercevant la
première maison de la basse ville, Montgomery cria «
Québec est à nous! » et chargea.
À l’intérieur de
cette maison, une trentaine de miliciens canadiens
commandés par le capitaine Chabot et le lieutenant
Alexandre Picard, et quelques marins britanniques sous les
ordres du capitaine Barnsfare, étaient en état
d’alerte. Quand les Américains
s’approchèrent, ils ouvrirent le feu et tuèrent
Montgomery et plusieurs de ses officiers. La colonne
américaine, gagnée par la panique, s’enfuit et
ne revint pas.
Au nord de la ville, Arnold et 600 soldats se rassemblèrent
dans la banlieue de Saint-Roch et marchèrent sur
Québec. D’énormes bancs de neige les
ralentissaient; de minuscules flocons de neige
s’infiltraient dans leurs mousquets et détrempaient
les charges de poudre. Poursuivant sa progression, toujours dans
l’obscurité, fouettée par la tempête, la
colonne d’Arnold avança à l’aveuglette
dans un déroutant dédale de maisons, de hangars,
d’entrepôts et de quais reliés par
d’étroites rues et ruelles.
Conduite par Arnold, la
tête de la colonne emporta d’assaut une barricade
barrant la rue du Sault-au-Matelot. Arnold tomba, blessé
à la jambe, mais ceux qui le suivaient continuèrent de
remonter la rue jusqu’à une seconde barricade.
Là, ils hésitèrent, attendant des renforts,
tandis que derrière eux le reste de la force d’Arnold
errait d’une rue à l’autre, perdu et
désorienté.
De l’autre côté
de la barricade, les soldats de la force régulière
britannique menés par le colonel Henry Caldwell
s’alignèrent dans la rue tandis que les miliciens
canadiens commandés par le colonel Noël Voyer
prenaient position dans les bâtiments environnants. Les
Américains avancèrent munis d’échelles et
occupèrent une maison ayant vue sur les défenseurs.
Puis Charles Charland, de la milice canadienne, traîna une
échelle par-dessus la barricade et la plaça contre le
côté de la maison. John Nairne et François
Dambourgès, du Royal Highland Emigrants,
conduisirent un groupe d’Écossais des Highlands et de
miliciens canadiens dans cette maison en escaladant
l’échelle. Ils expulsèrent les rebelles et
ouvrirent le feu sur les Américains se trouvant dans la rue
en dessous. Attaqués de tous les côtés et pris au
piège par une colonne britannique venant de
l’arrière, les Américains capitulèrent,
mettant fin à la bataille.
En tout, les rebelles perdirent
entre soixante et cent hommes, morts ou blessés, et 426
prisonniers. Cinq des défenseurs furent tués et un fut
blessé.
Les survivants américains
se retirèrent sur les Plaines d’Abraham, où ils
restèrent, souffrant de la faim, du froid et de la variole,
jusqu’à l’arrivée du Surprise le
6 mai 1776. L’armée rebelle évacua le Canada et
n’y reviendrait pas du reste de la guerre.
L’invasion américaine
de 1775-1776 fut l’une des campagnes les plus importantes
de l’histoire du Canada. Si les envahisseurs avaient
réussi, le Canada ferait maintenant vraisemblablement
partie des États-Unis. Il demeura donc britannique et
devint plus tard un dominion autonome, puis un pays
indépendant.
Au moment même où
Arnold et Montgomery envahissaient le Canada, d’autres
Américains se ralliaient aux Britanniques. Connus sous le
nom de loyalistes, ils furent la cible d’insultes, furent
victimes de vols et de violences, et furent arrêtés
par des voisins rebelles. Poussés par la persécution
et par leur allégeance à la Couronne, les loyalistes
étaient nombreux à fuir pour se retrouver en
sécurité derrière les lignes britanniques,
où beaucoup se joignirent à des unités
levées à divers endroits telles que le
Butler’s Rangers et le King’s Royal
Regiment of New York. Les Iroquois des Six-Nations, conduits
par Konwatsi’tsiaiénni et Thayendanegea (Molly et
Joseph Brant) étaient
également des loyalistes. Ceux-ci espéraient que le fait
de combattre aux côtés des
Britanniques leur éviterait que leurs terres soient
occupées par des Américains.
Quand un second
Traité de Paris mit fin en 1783 à la guerre de
l’Indépendance américaine, il n’y avait
pas de place dans les nouveaux États-Unis pour les
loyalistes britanniques ou iroquois. Les Iroquois
s’établirent le long de la rivière Grand, dans
ce qui est aujourd’hui le sud-ouest de l’Ontario, et
à Deseronto, sur le lac Ontario. Plus de 40 000 loyalistes
britanniques les suivirent en exil, se rendant au Québec et
en Nouvelle-Écosse. Les loyalistes transformèrent le
Canada. En 1784, le gouvernement britannique sépara la
colonie du Nouveau-Brunswick de la Nouvelle-Écosse pour
constituer un refuge pour les loyalistes. Au Québec, leur
présence ajouta un élément anglophone important
à la population et amena l’adoption de l’Acte
constitutionnel de 1791. Ce dernier divisait le Québec en
deux nouvelles provinces, le Haut et le Bas-Canada
(aujourd’hui l’Ontario et le Québec), chacune
dotée d’une assemblée élue et d’un
Conseil législatif non élu. La guerre de
l’Indépendance américaine, en provoquant la
migration loyaliste, influença fondamentalement la
démographie du Canada, ses provinces et ses institutions,
et contribua à créer le Canada que nous connaissons
aujourd’hui.
Bibliographie :
français
ALLEN, Robert S. Les Loyalistes : Le
rôle militaire des corps provinciaux loyalistes et leur
établissement en Amérique du nord britannique,
Ottawa, Musée national de l’Homme/Musées
nationaux du Canada, 1983.
CHARTRAND, René. Patrimoine militaire
canadien, tome II, 1755-1871, Montréal, Art Global,
1995.
OUELLET, Richard, et Jean-Pierre THERRIEN (sous
la dir. de). L’invasion du Canada par les Bastonnois :
Journal de M. Sanguinet, Québec, ministère des
Affaires culturelles du Québec, 1975.
STANLEY, George F.G. L’invasion du
Canada, 1775-1776, Québec, La société
historique de Québec, 1975.
Bibliographie : anglais
CHARTRAND, René. Canadian Military
Heritage, volume II, 1755-1871, Montréal, Art Global,
1995.
COHEN, Sheldon (sous la dir. de). Canada
Preserved: The Journal of Captain Thomas Ainslie, Toronto,
Copp Clark, 1968.
STANLEY, George F.G. Canada Invaded,
1775-1776, Ottawa, Musée canadien de la guerre,
1973.
STEWART, Walter. True Blue: The
Loyalist Legend, Toronto, Collins,
1985.