Les Gwich'in
(en détail)
par
Jean-Luc Pilon
Archéologue du PIPGN
Musée canadien des civilisations
Introduction
Dans les Territoires du Nord-Ouest, les Gwich'in ne pouvaient pas
compter sur des chroniqueurs pour relater les événements
historiques. Les sources écrites produites au cours du premier
siècle qui a suivi le contact entre les Gwich'in et les Européens
fournissent des renseignements qui sont d'ordre indirect. Il s'agit
d'observations qui ont été rédigées dans les journaux quotidiens de
commerçants qui se demandaient comment augmenter la récolte des
fourrures, dans les lettres de missionnaires qui étaient surtout
concernés par l'autre vie ou dans les écrits de
voyageurs/aventuriers qui avaient d'autres préoccupations.
Plusieurs aspects du mode de vie des Gwich'in étaient
habituellement décrits seulement si ils paraissaient pertinents à
des motifs suprêmes ou si l'auteur les considérait comme des
curiosités dignes de brèves mentions. Ainsi, une quantité
considérable de renseignements n'ont pas été notés ou furent négligés.
La tâche
d'extraire de ces écrits des renseignements anthropologiques et
historiques utiles appartient aux ethnohistoriens.
Par contre il y a un autre corpus de connaissances, malheureusement en voie de disparition, qui s'adresse au passé et qui reste encore à exploiter pleinement ou partiellement: c'est l'histoire orale. Dans les sociétés traditionnelles des Autochtones nord-américains, la diffusion des renseignements et des connaissances a été principalement assurée par la transmission orale, plus précisément par des histoires, des explications, des descriptions qui étaient racontées, entendues et répétées de génération en génération. Vers la fin de 20e siècle, ce cycle a été sérieusement menacé et miné. Il y a une urgence immédiate à consigner ce qui en demeure.
Le sommaire du mode de vie des Gwich'in, qui est présenté ici, repose principalement sur les rapports historiques et ethnohistoriques qui ont été publiés. On déplore donc l'absence d'une quantité importante de connaissances traditionnelles.
La répartition
Les Gwich'in, le groupe le plus nordique des parlants athapascans,
occupaient traditionnellement une grande étendue de terre
comprenant de grands secteurs de l'intérieur septentrional de
l'Alaska et du Yukon; les groupes les plus orientaux vivaient dans
les basses étendues de la vallée du Mackenzie. Historiquement il y
avait dix groupes ou bandes de Gwich'in dont on connaissait le nom
(Krech 1979a). Les Gwich'in de l'est de la vallée du Mackenzie,
composés des Tetlit Gwich'in et des Gwichya Gwich'in, vivent
principalement de nos jours dans les communautés du
Fort MacPherson (Tetlit Zhe) et de Tsiigehtchic (autrefois Arctic
Red River) respectivement. Des membres des deux groupes vivent
aussi à Aklavik et à Inuvik. Traditionnellement, les Gwichya
Gwich'in occupaient des terres bien avancées dans le delta du
Mackenzie, ensuite le long de la limite de la forêt vers le rivière
d'Anderson, en bas vers la rivière au Tonnerre, de là vers le sud
jusque dans les montagnes du Mackenzie et en amont de l'Arctic Red
River. Les Tetlit Gwich'in sont leurs voisins et leurs cousins. Les
territoires se prolongeaient à l'ouest dans les montagnes de
Richarson et au sud dans les montagnes de Mackenzie, en amont de la
rivière Peel.
L'économie traditionnelle
Même si le pays des Gwich'in se situe au-dessus du Cercle arctique,
les conditions environnementales sont tempérées par le climat du
Pacifique. Leur environnement arctique boisé offrait une variété de
ressources dont ils tiraient leur subsistance, leurs outils et leur
habitat. C'était vraiment une économie mixte à base de poisson,
d'oiseaux aquatiques; le gibier de petite et de grande taille
contribuait au garde-manger au fur et à mesure qu'il devenait
disponible en saison. On pourrait argumenter que l'abondance
saisonnière de certaines ressources avaient une importance
cruciale, notamment le saumon dans la rivière Yukon et le caribou
sur le plateau de Old Crow. Les aînés de Tsiigehtchic ont rapporté que
la pêche printanière pouvait faire la différence entre la vie et la
mort suite à un printemps particulièrement long et maigre (Andre
1991). Les os d'animaux trouvés dans les sites archéologiques du
sud-ouest de la plaine d'Anderson indiquent clairement que le
caribou était recherché en tout temps de l'année. En fait,
plusieurs sites semblent représenter des endroits choisis
spécialement pour la chasse automnale au caribou.
Les établissements permanents sont récents et la nécessité dictait aux Gwich'in de parcourir de grands espaces lors de leur cycle annuel mais, semble-t-il, ils revenaient fréquemment à certains endroits. Par exemple, Vidiitshuu Leetak, un site à la tête de la Vutediujik (rivière Kugaluk) a livré des vestiges culturels s'échelonnant sur quatre mille ans au moins. Le plus récent témoignage de son occupation est une cabine construite dans les années 1970 et utilisée tant pour la chasse au caribou que pour la pêche automnale. Même si on rapporte des habitations en forme de dôme vraisemblablement couvert de peaux ou d'écorce, des constructions plus solides faites de perches et de terre étaient aussi utilisées dans le passé. Un type bien connu d'habitation hivernale est la maison à mousse ou "nynkun", dont les aînés de Tsiigehtchic se souviennent encore (Andre and Kritsch 1992). Une autre forme peut- être plus ancienne d'habitation hivernale à deux versants, composées de perches appuyées sur un cadre en A semble avoir combiné un sas thermique avec un toit en pignon recouvert de terre et de mousse.
Les premiers rapports - Débuts du Contact
On attribue à Alexander Mackenzie, un partenaire de la Compagnie du Nord-Ouest, la première description écrite des Gwich'in les plus à l'est et de leur pays lorsqu'il a échoué dans sa tentative de trouver une route vers l'océan Pacifique en 1789. Cependant, l'enregistrement archéologique mis au jour à l'embouchure de la rivière Red Arctic permet de supposer que des contacts, quoique seulement indirects, ont eu lieu avant ce voyage (Nolin 1993). En effet, le commerce, probablement par l'intermédiaire d'un tiers, avaient certainement lieu avec les commerçants russes établis sur la côte dans le sud de l'Alaska.
La traite des fourrures
Même si un poste de traite avait été établi près de Fort Good Hope actuel au début du XIXe siècle et même à la périphérie du territoire gwich'in pour quelque temps (1823-27), une présence euro-canadienne permanente sur des terres gwich'in n'a pas eu lieu avant l'établissement de Fort McPherson en 1840 (Krech 1979b; Usher 1971). On a beaucoup débattu sur les effets qu'ont pu entraîner des contacts soutenus entre des peuples économiquement, techniquement et culturellement différents. Même si, sans aucun doute, l'établissement de Fort Good Hope et spécialement celui de Fort McPherson témoignent de la pleine participation des Gwich'in à la traite des fourrures, la césure avec le passé n'a pas été immédiate. Par exemple, en 1870, le Père Jean Séguin écrit à sa soeur en France que le refus de la part des commerçants de Fort McPherson d'accorder aux chasseurs Ggwinch'in une avance de fusils et de munitions a réduit ces derniers à passer l'hiver à chasser à l'arc et à la flèche (HEF 456.J43R:205). Dans tous les documents de Séguin, qui comprennent deux volumes tapés à la machine et reliés, il est clair que la chasse au caribou et la pêche ont joué un rôle crucial dans l'implication des peuples autochtones locaux (Peaux de Lièvres et Gwich'in) dans la traite des fourrures. Comme ailleurs dans le subarctique (voir Morantz 1988), le piégeage des animaux à fourrure n'a pu être possible qu'après avoir satisfait aux besoins de leur subsistance.Dans la première moitié du XIXe siècle, les perles constituaient l'un des principaux biens de traite recherchés par les Gwich'in. Elles ont joué un rôle très important dans la société gwich'in et servaient d'article de prestige très convoité. C'est seulement lorsque les commerçants n'avaient plus de perles à échanger qu'on commençait à s'intéresser aux autres items (Krech 1979b). Assez étrangement, sauf pour un seul site situé sur le replat près de Tsiigehtchic, on trouve rarement des perles dans les sites archéologiques du sud-ouest de la plaine d'Anderson. Peut-être est- ce une preuve adéquate de leur valeur.
Les échanges entre les Gwich'in et les commerçants euro-canadiens ont pu avoir aussi affecté les relations entre les Gwich'in et leurs voisins au nord, les Inuit du Mackenzie. À la suite de l'établissement des centres de traite et jusqu'au milieu du XIXe siècle, les Gwich'in ont servi d'intermédiaires entre les commerçants et les Inuit du Mackenzie. Leur accès aux fusils leur a donné un avantage marqué que les effets des maladies ont cependant pu affaiblir. La première moitié des années 1880 est marquée par des confrontations plutôt hostiles et violentes entremêlées de relations amicales (Krech 199b).
Écrivant dans les dernières années de 1880, le missionnaire oblat, le Père Émile Petitot (1876) a identifié par leur nom deux groupes gwich'in vivant sur la basse rivière Mackenzie: les Nakotcho Gwich'in et les Gwichya Gwich'in (à droite un croquis tracé par É. Petitot de Sa-viah, Sun-Beam (Rayon de Soleil), Chef des Gwichya Gwich'in (dans Savoie 1970:116). Lorsque Cornolius Osgood visita la région plus de cinquante ans plus tard, il n'y avait qu'un seul groupe nommé, les Gwichya Gwich'in. Le destin des Nakotcho Gwich'in est le sujet de spéculation de la part de l'ethnohistorien Shepard Krech. À son avis, l'introduction de maladies par les commerçants de fourrure (et peut-être même par les missionnaires) ont entraîné des changements radicaux. Les effets des maladies ont été si sévères que "seulement un Kutchin était vivant où six avaient existé avant le passage des maladies épidémiques" (Krech 1979a:110). Ceci a pu, à son tour, forcer, par pure nécessité biologique, la coalescence des survivants des anciennes bandes gwich'in en une seule qui a maintenu l'identité des Gwichya Gwich'in. L'information archéologique semble vraiment appuyer cette notion de l'abandon du sud-ouest de la plaine d'Anderson au début de la période de contact jusqu'à la fin du XIXe/début XXe siècle.
La période moderne
Même si les Gwich'in étaient activement engagés dans la traite des
fourrures pendant tout le XIXe siècle, ils sont demeurés sur leur
territoire, changeant de régions en réponse à l'abondance des
animaux à fourrure et des animaux comestibles. Ce n'est qu'au début
du XXe siècle que les gens ont commencé à s'établir là où se
trouvent maintenant les communautés de Tsiigehtchic et de Fort
MacPherson. Ces endroits ont d'abord été des lieux de
rassemblements estivaux destinés à des fonctions religieuses et
commerciales. La présence de baleiniers américains à l'île Herschel
et plus tard la course vers l'or du Yukon a entraîné une fonction
policière du Fort MacPherson.
Les changements les plus profonds sont sans doutes ceux associés avec la contruction d'un hôpital et d'une école résidentielle à Aklavik au début du siècle. On peut bien se douter des effets qu'a pu entrainer la substitution du rôle de la famille au niveau de la santé et de l'éducation. Surement l'impact est plus important et néfaste que celui associé avec les premiers contacts.
Tout au long de ce siècle, les contacts avec "l'extérieur" se sont multipliés. Non seulement y a-t-il eu une augmentation du nombre de non-autochtones dans la région, mais la présence gouvernementale s'est accrue. L'apogée se réalisa avec la création de la ville d'Inuvik qui avait comme mission d'offrir tous les attraits de la vie dans le Sud, aux résidents du Nord.
Dans tout ce processus, les Gwich'in exercaient peu de contrôle, se trouvant
plutôt assujetis aux bonnes intentions des centres décisionelles souvent
lointains. Cependant, les années 1970 et 1980 virent une redéfinition des
rôles, aboutissant à l'entente sur la réclamation territoriale des Gwich'in
en 1992. L'avenir garde toujours jalousement ses surprises, mais les
Gwich'in seront dorénavant en une meilleur position pour faire face au futur.