Heureusement pour l'histoire de ces sociétés
illettrées, en fait la majeure partie de l'histoire de
l'Homo sapiens, les humains jouissent d'une culture qui les
différencie essentiellement des autres animaux et qui
leur permet de tirer parti de leur environnement pour leur
propre bien-être. Cette faculté de profiter des
choses permet la fabrication d'outils, la construction d'abris,
la confection de vêtements, et une série infinie
d'instruments qui ont permis à une espèce
adaptée à un milieu semi-tropical d'occuper
toutes les zones écologiques de la planète. En
outre, tous les humains manifestent une préoccupation
universelle eu égard à leur origine et à
la place ultime qu'ils occupent dans le cosmos; en plus de
leurs instruments profanes, il y a donc des structures et des
objets, notamment les cimetières, les monticules
funéraires, les tertres de différentes formes,
l'art et les objets religieux, qui définissent leurs
relations avec le cosmos. Plusieurs de ces manifestations
culturelles survivent au passage du temps et constituent
les témoignages que l'archéologie analyse de
façon systématique pour reconstituer les
cultures disparues depuis longtemps.
Avant de continuer, il est opportun de présenter un
aperçu du témoignage archéologique avant
il y a 12 000 ans. L'enregistrement est limité,
vague et, par conséquent, prête à controverse
(Dillehay and Meltzer 1991;
Dincauze 1984;
Meltzer 1989;
1993;
Morlan 1988;
1991). La nature des
données antérieures à 15 000 A.A.
dans l'hémisphère occidental présente un
étrange contraste comparé à
l'enregistrement relativement clair des anciens
établissements humains en Australie et de l'occupation
initiale du Nord-Est de l'Asie
(Jelinek 1992). Les
données antérieures à il y a 20 000
A.A., que ce soit en Béringie orientale ou dans
l'hémisphère occidental proprement dit, font face
à un problème: les plus anciennes traces
attribuées indubitablement à des humains dans le
Nord-Est de l'Asie remonte à il y a au plus 25 000
A.A. et indiquent que ces peuples avaient un outillage du
Paléolithique supérieur. Or c'est une
prémisse fondamentale que des peuples d'Asie ont
colonisé l'hémisphère occidental. Cette
prémisse repose à la fois sur des arguments
biologiques et anthropologiques. L'Homo Sapiens ne semble pas
s'être adapté aux conditions environnementales
rigoureuses du nord-est de l'Asie avant il y a 40 000 ans environ
(Grayson 1988 : 113;
Muller-Beck 1982). Le plus
ancien témoignage archéologique généralement
accepté provenant de la Béringie occidentale (la
Sibérie orientale) est relié à la culture de
Diuktai, qui remonte à 18 000 A.A.
(Aikens 1990;
Dikov 1978;
Morlan 1987;
Yi and Clark 1985).
L'assemblage de la culture de Diuktai est habituellement
considéré comme l'ancêtre de celui des
Paléoarctiques du Nord-Ouest daté à 10 500
A.A. en Alaska quoique l'ascendance ait aussi été
attribuée à des Paléoindiens
(Mochanov 1969). On doit
cependant se montrer très prudent face à
l'énorme variation régionale et temporelle que
véhicule "... un horizon culturel qui comprend des
micronucléus cunéiformes et des pointes bifaciales
qu'on retrouve de Yenisei jusqu'à Hokkaido et de la
vallée Huanghe jusqu'aux Territoires du Nord-Ouest en
Amérique du Nord à la fin du Pléistocène"
(Pei 1985 : 14). On croit
aussi déceler un certain nombre de problèmes
découlant d'une progression linéaire trop
évidente de gens et de leur culture qui, depuis la
Béringie occidentale, passent à la Béringie
orientale et de là à l'hémisphère
occidental. Premièrement, on a relevé des traces
des Paléoarctiques du Nord-Ouest en Alaska au-dessus de
couches plus anciennes qui ne comportaient pas de microlames et
qui remontaient à approximativement 12 000 A.A.
(Powers and Hoffecker 1989).
Deuxièmement, l'enregistrement des Grottes du Poisson-Bleu
dans le Yukon septentrional soulève la possibilité
que la production des burins-microlames typiques des
Paléoarctiques du Nord-Ouest
(Morlan and Cinq-Mars 1989)
aient existé bien antérieurement en Béringie.
Troisièmement, les 12 dates qu'ont livrées les os de
proboscidien (mammouth et/ou mastodonte) recueillis dans la
rivière Old Crow dans le Yukon et qui, croit-on, ont
été modifiés par des humains, ont un
écart de 28 750 à 39 500 A.A. avec une
moyenne de 23 382 A.A.
(Morlan et al. 1990 :
Table 3). On est donc confronté au paradoxe que des gens aient
laissé en Béringie orientale des traces aussi anciennes
que les plus anciennes traces du nord-est de l'Asie et qu'une
industrie microlithique remonte aussi loin dans le temps qu'en
Sibérie orientale. Comme de telles césures existent
dans l'enregistrement archéologique autant en Asie orientale
que dans la région adjacente en Amérique du Nord, de
tels paradoxes ne devraient peut-être pas être trop
surprenants.
En Béringie, la controverse ne se limite pas au
témoignage archéologique, elle concerne aussi la nature
des communautés végétales et animales. Une
opinion veut que la toundra-taïga ait été en mesure
de supporter une population nombreuse et variée de mammifères
(Guthrie 1982) alors qu'une opinion
contraire affirme qu'entre 30 000 et 14 000 A.A., la toundra
était relativement appauvrie et ne comportaient de l'herbe que
par endroits
(J. Ritchie 1984;
Ritchie and Cwynar 1982).
Contrairement aux environnements plus anciens et plus favorables,
cette période était probablement
caractérisée par des conditions polaires désertiques
impliquant des étés ensoleillés et secs, des hivers
venteux et une couverture de neige limitée
(Schweger et al. 1982). La
couverture végétale partielle aurait consisté en
une végétation de basse taille presque
dénuée d'arbres. Ces communautés
végétales parsemées supportaient une version
amoindrie de la population animale de la période
précédente, nommément le mammouth, le bison, le
cheval, le caribou, le mouflon, le saïga et le buf
musqué. Entre 14 000 et 13 000 A.A., des changements
climatiques brusques ont entraîné une
élévation rapide du niveau de la mer et une augmentation
des bouleaux reflétant un climat plus humide et plus chaud qui
a persisté pendant 5 000 ans. Ce fut durant cette
période que le mammouth et le cheval disparurent.
Alors qu'un certain nombre d'archéologues argumentent en faveur
d'une présence humaine à une date antérieure dans
les latitudes méridionales de l'hémisphère
occidental
(Bonnichsen and Young 1980;
Bryan 1969;
1978), les données
présentement disponibles semblent indiquer que les ancêtres
immédiats des Paléoindiens ont constitué la
migration humaine initiale vers le sud lors d'une
détérioration de l'environnement en Béringie. Les
deux questions les plus évidentes sont : quand et comment!
Pour déterminer le "quand", la plupart des archéologues
croient que l'armature distinctive des Paléoindiens fut
inventée au sud des masses glaciaires avant de
pénétrer dans le nord jusqu'en Alaska. Comme la culture
paléoindienne a été datée approximativement
à 12 000 ans, il en découle logiquement que les
ancêtres qui n'utilisaient pas encore ces pointes cannelées
ont dû avoir existé au sud des glaciers le temps d'inventer
ce style de pointes et de le diffuser au nord au moment où les
conditions environnementales s'amélioraient. L'enregistrement de
pointes pré-cannelées dans les sites situés au sud
des glaciers, excluant les réclamations équivoques
(Lynch 1990;
Morlan 1988), est très
limité. Cependant si, comme on le spécule ici, un petit
nombre d'individus a réussi à trouver son chemin au sud
peu après 15 000 A.A., ils ont pu avoir formé le
noyau des Paléoindiens et avoir été les
innovateurs de ce style distinctif de pointes. Étant donné
les altérations massives du relief au Pléistocène,
détecter l'enregistrement archéologique de groupes
minuscules et mobiles de chasseurs dans un paysage profondément
altéré est, on peut l'imaginer, difficile. Une autre
hypothèse propose que la pointe cannelée ait
été élaborée en Béringie orientale
d'où on l'aurait transportée en empruntant le corridor
entre le glacier continental et le glacier du massif des Rocheuses;
elle aurait été généralement adoptée
par des populations déjà résidantes
(Morlan and Cinq-Mars 1982 :
380-381). Il n'y a présentement aucune trace de ces premières
pointes cannelées en Béringie orientale sauf du site
controversé de Putu
(Alexander 1987), qu'on a
peut-être trop rapidement mis de côté.
En plus de la question du "quand" ou du moment où les premiers
habitants ont pénétré dans
l'hémisphère occidental, il y a aussi la question
du "comment". En raison des conditions et de l'environnement
glaciaire qui prévalaient à la fin du
Pléistocène, les déplacements vers le
sud ne pouvaient emprunter que deux routes plausibles : le
corridor libre de glace qui aurait longé le piedmont
oriental des Montagnes Rocheuses ou le transport aquatique
en suivant un chapelet de refuges le long de la côte
occidentale. Les connaissances intimes que les chasseurs
septentrionaux avaient du comportement des animaux migratoires,
les oiseaux compris, leur auraient permis de deviner qu'une
masse de terre existait au sud sans nécessairement savoir
à quelle distance.
Le corridor libre de glace est la plus ancienne des deux
hypothèses et généralement la plus
favorisée. Une recherche intense et concentrée
(Ives et al. 1989) n'a
cependant pas encore démontré que les anciennes
bandes de chasseurs auraient suivi cette voie pour se rendre
au cur du continent. Cette voie archéologique la
plus ancienne qu'est le corridor remonte à 10 000
A.A. et représente plutôt une poussée
récente des gens vers le nord après l'occupation
initiale de l'hémisphère occidental. Dans la
portion du corridor comprise entre la vallée de la
rivière Athabaska jusqu'au Montana, une toundra froide et
sèche prévalait entre 24 000 et 11 400
A.A. et a vu l'apparition du bouleau et du peuplier/trembre
à la fin de la période
(Schweger 1989 : 498).
Vers 11 400 A.A., les conditions environnementales dans le
corridor s'étaient améliorées un peu et
auraient été plus favorables aux migrants que les
6 000 années antérieures
(Ives et al. 1989). Il y
a aussi des preuves que les glaciers des Laurentides et de la
Cordillère ne se sont pas fusionnées avant 15 000
A.A., si jamais ça été le cas, permettant de
croire à l'existence d'un corridor vers l'intérieur
du continent à partir du nord entre 45 000 et au moins
15 000 A.A.
(Bobrowsky and Rutter 1990).
À ce sujet, le point principal à retenir est que
durant une bonne partie de cette période où on
croit que le corridor était ouvert, il constituait 2 000
km de région hostile et stérile. Une seconde
considération, mais d'une importance vitale en
archéologie, se rapporte à la probabilité que tout
déplacement humain à travers ce corridor aurait probablement
été rapide, laissant peu de traces archéologiques.
Par contre, si le comportement des troupeaux de caribous à la
fin du Pléistocène était semblable à celui
d'aujourd'hui, alors le climat élevé, sec et rigoureux du
corridor, aurait constitué une aire saisonnière
idéale de mise bas et, en attirant de grands troupeaux de
caribous durant les mois les plus chauds de l'année, aurait
relié les deux extrémités méridionale et
septentrionale du corridor. Une telle hypothèse d'une saison
riche en ressource animale aurait logiquement entraîné
un grand nombre de sites. L'enregistrement géologique indique
que les hautes terrasses du corridor étaient probablement
inhabitables contrairement aux terrains alluviaux
(Levson 1990). Même si
l'hypothèse des lieux de mise bas des caribous a quelque
validité, il sera impératif de reconstituer le relief
de la fin du Pléistocène dans le corridor afin de
prévoir où les sites archéologiques
pourraient se trouver.
Une migration le long de la côte occidentale effectuée
par des gens rompus à la navigation maritime et qui exploitaient
les refuges du littoral a été pour la première fois
suggérée par Knut R. Fladmark
(1979). Quoique possible entre
15 000 et 10 500 A.A.
(Luternauer et al. 1989),
cette hypothèse comme celle du corridor, manque de preuve
concrète. Un appui indirect à cette hypothèse
réside dans la diversité linguistique qui, sur la
côte occidentale, est remarquable contrairement à la
situation linguistique plus simple à l'est de la ligne de
partage du continent. On a attribué cette diversité
linguistique à l'occupation des refuges par les premiers peuples
(Rogers et al. 1990). Cette
proposition ne vient pas sans un certain nombre de problèmes
théoriques importants. L'hypothèse de la voie littorale
repose sur une prémisse fondamentale à savoir que ces
émigrants étaient d'habiles marins manipulant des esquifs
sophistiqués. Alors que les traces d'esquifs survivent rarement
dans l'enregistrement archéologique, la dernière
supposition est, en toute probabilité, correcte même si
l'hypothèse de la voie du littoral ne l'est pas. Dans les
latitudes nordiques, en particulier, les ressources maritimes riches
en animaux ont pu avoir constitué une forte attraction à
tout peuple de chasseurs. Il est certainement inconcevable que les
Paléoindiens aient pu fonctionner dans des environnements
subissant des changements rapides sans quelque forme d'esquif et, en
fait, les traces reliées aux modes d'établissements
indiquent que les île étaient souvent exploitées
(Storck 1979). La plus grande
faiblesse de l'hypothèse littorale est qu'il est difficile de
la tester en raison de la submersion post-glaciaire des refuges littoraux.
Également, tout enregistrement archéologique sur la
côte orientale à la fin du Pléistocène est
sous l'eau
(Porter 1988 : Figure 5).
Dans les régions comme celle de Vancouver, où les niveaux
de la mer entre 10 000 et 11 000 A.A. se rapprochaient des
niveaux d'aujourd'hui, il n'y a aucune trace de Paléoindiens
(Roberts 1984 : 15). Il
faut aussi considérer comment des gens adaptés à
la vie maritime auraient pu se rendre au sud de la péninsule
gelée de l'Alaska et survivre dans des refuges hostiles
(Reanier 1990). Les traces
limitées et plutôt récentes des Paléoindiens
dans le nord-ouest du Pacifique
(Meltzer and Dunnell 1987)
laissent croire que les ancêtres de ces gens n'étaient pas
des marins accomplis à leur arrivée dans la région.
Le fait que les plus anciens colons aient survécu dans des
environnements qui subissaient des changements rapides lors de la
transition glaciaire-interglaciaire, prouve avec satisfaction qu'ils
étaient des hommes à tout faire et des opportunistes
capables d'ajustements culturels rapides. À ce titre, les
premiers peuples auraient pu posséder à la fois des
stratégies adaptatives à la mer et à la terre et,
ainsi, auraient pu s'accommoder aux deux voies de migration, à
l'intérieur et sur la côte. Jusqu'à maintenant,
cependant, aucune de ces deux voies de migration dans
l'hémisphère occidental n'a été
démontrée. Par contre, on peut démontrer que,
vers il y a 12 000 ans, des gens étaient
généralement présents sur le continent. Il demeure
que la répartition des Paléoindiens dans le paysage il
y a 12 000 ans est peut être plus apparente que réelle.
La visibilité archéologique des Paléoindiens
dépend largement des pointes de javelots distinctives qui,
sous différentes formes, ont été utilisées
pendant approximativement 1 000 ans. En fait, la majorité
des sites paléoindiens ont été datés
à l'aide des pointes de projectiles utilisées comme
"fossiles-directeurs" plutôt que par des échantillons
datables recueillis dans de bons contextes archéologiques.
Théoriquement, sans de tels "fossiles-directeurs" commodes on
ne peut pas dater typologiquement les plus anciens sites et on ne peut
donc pas leur attribuer une affiliation culturelle. Les sites
paléoindiens importants ont tendance à être des
sites de dépeçage dans l'ouest où de gros animaux
étaient tués (abattus) et dépecés tandis
que, dans l'est, les sites résidentiels sont souvent
associés à des carrières de pierre et à
une mauvaise conservation des os. Aux limites de l'enregistrement
archéologique s'ajoutent les difficultés
considérables d'essayer de comprendre des
événements uniques qui correspondent à
l'occupation humaine de tout l'hémisphère
caractérisé par une grande diversité topographique
et écologique. L'occupation et l'exploration de
l'hémisphère occidental par les Paléoindiens et
leurs affiliés méritent le respect accordé
à l'un des plus grands exploits de l'histoire de l'espèce.
|