IN MEMORIAM : | (1920-1998) |
Bill Reid, le plus célèbre et influent artiste de la côte ouest de notre époque, est décédé le 13 mars 1998 à l'âge de 78 ans, après avoir lutté pendant 30 ans contre la maladie de Parkinson. À l'instar des majestueux cèdres auxquels l'artiste a rendu hommage pour la place qu'ils occupaient dans l'art haïda, il s'est imposé, au cours de ses cinquante ans de carrière, comme protecteur de l'art de la côte ouest et de nombreux artistes contemporains fidèles au style qu'il préconisait. Homme aux multiples talents et à la vision illimitée, son œuvre, et particulièrement les bronzes monumentaux qu'il a créés, a frayé un chemin unique et célébré dans le monde international de l'art public. Quiconque a vu de ses yeux La pirogue noire de cinq tonnes (c'est-à-dire L'esprit de Haïda Gwaii) à l'ambassade du Canada à Washington, D.C., ou son presque équivalent, La pirogue de jade, qui est exposée à l'aéroport international de Vancouver, ne peut nier la présence splendide de la muse de Reid. Illuminé par la brillance des formes et des mythes haïdas, il les a renouvelés, créant des représentations modernes impressionnantes, nouvelles et convaincantes qu'il a rendues non seulement dans le bronze, mais aussi dans le bois, le tissu, l'image et la sérigraphie, sans oublier une collection de bijoux en or qui défie réellement toute description. En fait, son œuvre monumentale est née d'une maîtrise d'un microcosme doré.
Bill Reid a été honoré à maintes reprises pendant sa vie et, comme on l'a hasardé dans la presse canadienne, sa réputation est appelée à endurer non seulement à cause de son importance comme artiste, mais aussi à cause du charme et de l'attraction digne d'une vedette de l'homme. Cette hypothèse a d'ailleurs été prouvée lors d'une soirée commémorative tenue le 24 mars dans les grandes salles et les couloirs de l'étonnant musée d'anthropologie Arthur Erickson de l'université de la Colombie-Britannique à Vancouver. Il s'agissait en fait de funérailles nationales qui ont débuté lorsque les plusieurs centaines de personnes rassemblées, dans un silence profond, se sont écartées pour laisser passer une pirogue haïda portée par 14 des plus proches associés de l'artiste au cours de sa vie. Les porteurs ont remonté le mur de verre de 20mètres qui longe le côté nord de la salle principale afin de déposer l'embarcation au pied de mâts totémiques, sous l'image d'un paysage maritime et montagneux baigné par les lueurs du soleil couchant. Un ancien coffret haïda sculpté, dans lequel reposaient les cendres de Reid, se dressait dans la pirogue, sous une couverture à boutons vermeille et bleu cobalt frappée du blason familial du Corbeau et du Loup de l'artiste. S'ensuivirent des discours, des éloges, des souvenirs, des hommages, des anecdotes de la vie de l'artiste -- tantôt moqueuses, comiques et sincères -- puis ce furent la musique, les danses et les chants -- des enregistrements de la voix riche et distinguée de Reid lisant des essais éloquents que lui-même avaient rédigés -- qui commencèrent.
Aussi mémorable que les lieux, on se souviendra de la présence à cette occasion d'éminents Canadiens issus du monde des arts, du gouvernement et de la vie privée, Autochtones et Allochtones confondus, réunis par le trépas de Bill Reid. Ont notamment pris la parole : Ian Waddell, ministre de la Culture de la Colombie-Britannique, PhilipOwen, maire de Vancouver, Miles Richardson II (chef haïda héréditaire du clan natal de Reid), George MacDonald, président du Musée canadien des civilisations au Québec, l'annonceur David Suzuki, Alfie Scow, juge autochtone à la retraite qui a siégé à la cour provinciale de la Colombie-Britannique, l'architecte Arthur Erickson, les artistes et écrivains George Rammell, Robert Bringhurst, Don Yeomans, Doris Shadbolt (biographe de Reid) et Bill Holm. Des lettres d'appréciation signées par Jean Chrétien, premier ministre du Canada, et par l'anthropologue français Claude Levi-Strauss, ont été lues.
Bien des gens ont raconté des anecdotes qui évoquaient le caractère changeant de Reid. George Rammell a décrit la réaction de l'artiste lorsque celui-ci a découvert qu'il avait secrètement reproduit les traits de Reid sur le visage d'une des figures du bronze Le canot noir. Reid l'effaça rageusement à coups de couteau.
Le sculpteur Don Yeomans a expliqué comment, après une dispute avec Reid, l'artiste l'a invité à lui rendre visite à son domicile où il lui a spontanément offert mille dollars de plus que le prix de vente habituel d'un de ses masques pour que le jeune artiste puisse prolonger son séjour pendant un temps. C'est avec beaucoup de sentiment que David Suzuki, annonceur à la SRC depuis de nombreuses années, a déclaré à l'assistance que l'esprit éveillé de Reid, d'ailleurs sans aucun doute quelque peu amusé par l'ironie de la situation, était présent dans la salle. Les anecdotes et les commentaires se sont ainsi succédés pendant huit heures, de quatre heures de l'après-midi à minuit le soir, suscitant en fin de compte à la fois l'impression d'un vaste potlatch et celle du plaisir de se retrouver entre amis intimes pour marquer un événement important et très humain de l'histoire.
La nuit est tombée pendant que les voix s'élevaient. Sous les feux des équipes de tournage canadiennes, la grande salle de musée de verre où sont rassemblés les mâts totémiques radiait de la douce luminosité ambrée qui se dégageait d'une des créations dorées de Reid. Les voix se sont tues, la pirogue dans laquelle reposaient les restes sacrés a été emportée et les invités sont sortis du musée même pour gagner une maison de style haïda où un fin festin nocturne les attendait. Et comme pour souligner la solennité de l'événement, la massive figure totémique qui surplombait la maison et les gens assemblés, si classiquement haïdas dans leur réserve et leur émerveillement, avait été sculptée par Reid plus de trente ans auparavant, au début de sa carrière.