Les Inuvialuit
(en détail)
par
David Morrison
Conservateur des collections des T.N.-O.
(District de Mackenzie)
Musée canadien des civilisations
La situation géographique et la
population
Quand Alexander Mackenzie descendit le fleuve Mackenzie en 1789,
ses guides dénés ont pris bien soin d'éviter leurs ennemis
traditionnels, les Inuit (Esquimaux) vivant dans la région de
l'embouchure du fleuve (Lamb 1970). À la fin du 18e siècle, il y en
avait probablement entre 2000 et 2500 personnes. Leurs plus gros
villages, notamment Kittigazuit et Gupuk, étaient groupés aux
environs de la branche orientale du Mackenzie, où la forme de
l'embouchure du fleuve facilitait la chasse aux bélugas (McGhee
1974; Arnold 1994). Lorsque John Richardon de la marine royale
britannique fit escale près de Kittigazuit en 1826, il a été
accueilli par environ 200 hommes dans des kayaks (Franklin 1971),
ce qui laisse croire que le village a pu avoir compris jusqu'à 1000
personnes durant la chasse estivale aux bélugas. De petits
villages, dont la population variait de peut-être une douzaine à
plusieurs centaines de personnes, parsemaient la côte arctique
depuis la frontière actuelle de l'Alaska jusqu'à la baie de
Franklin, en amont des grandes rivières telles que l'Anderson et la
Firth, et dans les environs des lacs Eskimo. La frontière séparant
ces Inuit canadiens les plus à l'ouest de leurs voisins dénés au sud
suivait essentiellement la limite de la forêt. Comme partout
ailleurs, les Inuit sont des gens de la toundra arctique.
Leurs divers noms
Ils ont aussi plusieurs noms. En référence aux diverses
désignations territoriales, les anthropologues et les historiens
les ont généralement appelés les "Inuit du Mackenzie" ou "les
Esquimaux du Mackenzie" les distinguant de leurs parents du nord de
l'Alaska et du centre de l'Arctique canadien (voir McGhee 1974;
Smith 1984; Morrison 1988). Un missionnaire français du 19th
siècle, Émile Petitot, dit qu'ils se nommaient "Tchiglit," un nom
de signification inconnue (Petitot 1978). Les habitants modernes
des villes comme Tuktoyaktuk et Inuvik préfèrent "Inuvialuit" ("les
vrais êtres humains") et c'est le terme utilisé dans cet ouvrage.
Les caractéristiques et les relations sociales
Les Inuit ne sont pas tous identiques, et les Inuvialuit se sont
sentis (et se sentent encore) plus proches de leurs parents du nord
de l'Alaska que de ceux du reste de l'Arctique canadien. Comme les
Alaskiens, ils vivaient dans de grandes maisons de rondins et de
terre qui comportaient un sas thermique à l'entrée et des plates-
formes de couchage. Spécialement dans les plus grands villages
côtiers, ces maisons étaient souvent des habitations multi-
familiales ayant la forme de feuilles de trèfle géantes, avec une
famille dormant dans chacune des trois alcôves, partageant une aire
commune d'activités au milieu. Ils construisaient aussi de grandes
structures communautaires appelées karigi, où avaient lieu les
danses et les activités religieuses. Leurs relations sociales
étaient moins égalitaires que celles des Inuit du centre de
l'Arctique. Leurs chefs, appelés umialiq, étaient des hommes riches
et puissants dont le poste était au moins partiellement héréditaire
(McGhee 1974; Morrison 1988).
L'économie traditionnelle
La partie occidentale de l'Arctique canadien était plus riche en
ressources que les régions plus à l'est, et les Inuvialuit
jouissaient d'un mode de vie relativement sécuritaire et prospère.
La famine était rare, une mésaventure plutôt qu'une conséquence
prévisible de la fin de l'hiver. La chasse aux bélugas était
importante à l'embouchure du fleuve Mackenzie, alors que les
villageois des caps à l'est chassaient
souvent même les rorquals. La pêche au filet était
importante partout, et les phoques étaient attrapés sur la côte
arctique. On chassait les caribous dans les régions de l'intérieur,
particulièrement dans le piémont des montages de Richardson à
l'ouest du Mackenzie, et la région des lacs Eskimo - rivière
Anderson à l'est. La mer apportait du bois de dérive en abondance,
si utile pour la construction des maisons, des bateaux, des
traîneaux et pour façonner d'innombrables outils. On l'utilisait
même comme combustible parfois, ce qu'un Inuit du centre de
l'Arctique n'aurait jamais osé faire.
Les groupes territoriaux
À la fin du 19e siècle, les Inuvialuit étaient divisés en cinq
groupes territoriaux, chacun nommé d'après son plus gros village
(McGhee 1974), par exemple, les Kittegaryumiut, ou "les gens de
Kittigazuit", et les Nuvorugmiut, ou "les gens de Nuvurak" (un
village de la pointe d'Atkinson, dans le péninsule de Toktoyaktuk).
Ces groupes étaient généralement endogènes (c'est-à-dire que la
plupart des mariages se faisaient entre membre de chaque groupe,
plutôt que d'un groupe à l'autre), et étaient relativement hostiles
d'un groupe à l'autre. Dans l'ancien temps, l'histoire orale et
l'archéologie laissent soupçonner qu'il existait deux autres
groupes territoriaux. L'un vivait dans les environs de la baie de
Franklin, une région qui fut abandonnée (peut-être en raison des
maladies) au milieu du 19e siècle (Morrison 1990). L'autre vivait
dans les environs des lacs Eskimo, et fut dispersé ou repoussé par
les Kittegaryumiut, qui s'installèrent sur leurs terres,
apparemment juste avant la période de contact avec les Européens
(Morrison and Arnold 1994).
Les relations avec leurs voisins méridionaux
En dépit de leurs propres discordes, tous les Inuvialuit partageaient
une grande hostilité à l'égard des groupes indiens vivant plus au
sud. Inuvaluit et Déné se méfiaient les uns des autres et
partageaient une histoire de violence, d'incursions et d'incursions
de revanche, remontant à plusieurs siècles. À Saunaktuk sur les lacs
Eskimo, les archéologues ont mis au jour des témoignages d'un
massacre de plus de 20 personnes, la plupart des femmes et des
enfants, au 14e siècle si on se fie aux dates au radiocarbone
(Morrison and Arnold 1994). Les histoires orales rappellent encore
à la mémoire un assaut déné contre un village inuvialuit au moment
où les hommes étaient tous à la chasse. Néanmoins, les Inuvialuit
n'étaient pas toujours les perdants; en effet, des rapports
historiques du début du 19e siècle laissent croire que les Déné les
craignaient plus qu'ils n'étaient craints. Mais la méfiance n'était
jamais insurmontable; les deux groupes troquaient ensemble et il y
avait des individus qui étaient bilingues en Inuvialuktun et en
Gwich'in.
Le contact, le commerce et les maladies
Le contact entre les Inuvialuit et les Européens commença
indirectement à la fin du 18e siècle. Alexander Mackenzie fut le
premier à pénétrer dans leur territoire. Il ne les rencontra
jamais, mais il rapporta (via des informateurs déné) que les
Inuvialuit recevaient déjà des objets en fer des Russes par
l'intermédiaire des commerçants inuit de l'Alaska (Lamb 1970: 208).
Plus tard ils commercèrent avec les Déné de la rivière Mackenzie
pour obtenir des biens de la Compagnie de la Baie d'Hudson et, vers
1850, ils commerçaient directement avec la CBH au Fort MacPherson.
Vers la fin des années 1860, un visiteur rapporte que 300 ou 400
Inuvialuit visitaient le poste à chaque période de commerce
(Morrison 1988: 4-8).
Ils reçurent plus que des biens de troc. Les premières maladies infectieuses ont pu avoir frappé les Inuvialuit dès les années 1840, transmises par les Peaux de Lièvres, indiens avec qui les Inuvialuit commerçaient (Morrison 1991). Une épidémie mieux documentée (peut- être les oreillons ou la fièvre scarlatine) frappa en 1865, suivie trois ans plus tard par du "typhus ou une sorte de fièvre nerveuse" (voir Morrison 1988:8). Vers 1889, lorsque les baleiniers arrivèrent dans l'ouest de l'Arctique, la population des Inuvialuit était déjà sérieusement en déclin.
Le saut à la couverture est une activité traditionnelle inuvialuit dont on voit la performance ici durant les jeux d'été de l'Arctique qui se déroulèrent à Inuvik en 1992.
À l'arrivée des baleiniers, ce déclin s'accéléra. Ces baleiniers étaient des Américains et provenaient de Seattle. Entre 1889 et le début de la première guerre mondiale, ils prirent environ 1500 rorquals dans les eaux canadiennes (Bockstoce 1986). En raison de la grande distance qui les séparaient de Seattle, ils passaient habituellement l'hiver dans l'ouest de l'Arctique, particulièrement à l'île Herschel non loin de la côte du Yukon, où jusqu'à quinze bateaux pouvaient s'y trouver presque à chaque hiver. Ceci occasionna un contact étroit avec les Inuvialuit qui étaient employés comme chasseurs de baleines et de caribous, et qui étaient récompensés avec une profusion d'articles de commerce. La culture matérielle traditionnelle fut transformée par l'importation de carabines à répétition, de tentes en toile, des vêtements, des chaloupes, et même de la nourriture tel la farine, des viandes en boîte de conserve, le café et le sirop. Le pas de la maladie s'accéléra, et après deux épidémies létales d'oreillons en 1900 et en 1902, Kittigazuit et d'autres grands villages traditionnels furent abandonnés (Stefansson 1914: 24, 349; Jenness 1964: 14). En 1905, la Gendarmerie Royale du Canada rapporta que la population Inuvialuit avait été réduite à 250 personnes, environ 10% de ce qu'elle avait été cent ans auparavant. Vers 1910, il n'y en avait seulement 150 (Usher 1971: 175).
En même temps qu'ils étaient décimés par la maladie, les Inuvialuit étaient envahis par les Inuit d'Alaska qui fuyaient l'effondrement désastreux de la population de caribous dans leur propre pays et qui étaient attirés dans la région du Mackenzie dans l'espoir d'être employés comme chasseurs de baleines. On les appelait "Nunatamiut" ou "les gens de la terre", puisque la plupart venait de l'intérieur de l'Alaska (Stefansson 1914; Bockstoce 1986). Plusieurs d'entre eux s'établirent dans le delta du Mackenzie où le piégeage du rat musqué était particulièrement fructueux. Ils y acquirent un nouveau nom, Uummarmiut, ou "les gens des arbres verts et des saules," une référence à la végétation dense du delta (Anon. 1991: 47).
Les relations avec les Inuvialuit locaux étaient parfois moins que cordiales. Les Inuvialuit haïssaient particulièrement l'habitude que les Uummarmiut avaient d'utiliser du poison pour le piégeage. Ils eurent recours à la magie chamanique pour empêcher les Uummarmiut de découvrir les ressources de caribous qui se trouvaient à l'est du fleuve Mackenzie (Anon. 1991: 36; Stefansson 1914; 173). Mais avec le temps, des membres des deux groupes s'épousèrent et les deux groupes finirent par se fusionner. Aujourd'hui peu d'Inuvialuit ne comptent pas d'ancêtres dans les deux groupes (Anon. 1991). Une certaine distinction linguistique persiste encore entre eux. De nos jours, on parle deux dialectes du langage inuit dans la grande région du Mackenzie (Lowe 1984). L'un est le Siglitun et c'est le dialecte des Inuvialuit originaux de la localité. Ce dialecte est dominant à Tuktoyaktuk, Paulatuk, et Sachs Harbour. L'Uummarmiutun, le dialecte alaskien, est parlé principalement dans les communautés du Delta d'Inuvik et d'Aklavik. Vers la fin du 20e siècle, chacun parle aussi l'anglais.
Un nouvel équilibre
En 1984, les Inuvialuit ont signé "L'entente territoriale des
Inuvialuit" avec le Gouvernement fédéral leur donnant le titre
légal sur leur territoire. Une fois de plus, ils comptent
maintenant 2500 personne qui vivent dans des villes et des villages
modernes jouissant de maisons à charpente, de motoneiges, et de
magnétoscopes. Avec l'effondrement de l'industrie pétrolière dans
les années 1980, le marché de l'emploi dans l'ouest de l'Arctique
n'est pas florissant mais, au moins, les gens ont encore une fois
le contrôle partiel de leur propre destin.